« Il nous revient de faire en sorte que cette journée de célébration, de souvenirs et de compréhension prenne toutes les dimensions. Celle du recueillement me paraît essentielle parce qu’il y a eu des millions de victimes, non seulement détruites par les violences directes de la traite et de l’esclavage mais aussi par les violences symboliques, juridiques et ontologiques, qui consistent à priver les gens d’un destin. » Qui mieux que Christiane Taubira, députée de Guyane à l’initiative de la loi du 10 mai 2001, reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité, pouvait se charger d’introduire les débats ? Elle montre l’extrême importance de transcender la souffrance « comme l’ont fait nos ancêtres, grâce à leur joie, leur génie et leur inventivité et de nous hisser à leur niveau pour assumer cette histoire ». Enfin, elle insiste sur l’actualité de ces commémorations, exhortant la salle à « regarder le monde, à le transformer en interrogeant les réticences de la société française ». Et en particulier les réticences du futur chef de l’État, « à qui, a-t-elle souligné, il faudra expliquer patiemment qu’il n’est pas question de repentance, qu’on n’est pas dans un rapport au religieux mais au laïc et qu’il faut avoir le courage moral et politique de reconnaître les faits ».
Regarder son passé en face et en saisir les impacts contemporains, voilà à quoi la rencontre s’est appliquée. À commencer par l’historien Pap Ndiaye de l’École des hautes études en sciences sociales, qui expose un état des lieux de la recherche concernant « les Noirs de France ». Avant, il met en garde contre les intimidations par l’argument de la repentance : « Il ne faut pas tomber dans ce genre de piège ni refermer un couvercle qui s’ouvre à peine. » Les recherches sur les Noirs de France n’en sont qu’à leur début. Pap Ndiaye précise que « l’histoire des Noirs ne se dissout pas entièrement dans l’histoire de l’esclavage ni dans une histoire doloriste ». Il extrait trois espaces nécessaires à sa compréhension : l’histoire de l’esclavage, l’histoire des migrations dans les empires trans et post-coloniaux et l’histoire des cultures et de la création. Aujourd’hui, en ces domaines, en France, le constat est sévère : « Les travaux existants sur les migrations concernent surtout celles d’Europe, et un peu plus les migrations arabo-berbères. En revanche, il y a très peu d’études sur les migrations Noires. Les Noirs sont absents comme s’ils n’appartenaient pas à l’espace français. » Et pourtant, nombre d’historiens plaident pour une stabilisation et une construction de l’histoire de Noirs métropolitains depuis le XVIIIe siècle.
Dans l’institution universitaire, rien ne semble être fait pour encourager de nouvelles études. L’historien note en effet l’absence en France de chaire d’histoire de l’esclavage, de sociologie des mondes post-coloniaux ou même d’histoire coloniale. Une situation symptomatique, selon l’historien, de l’absence sociale des populations Noires en France. « Les Noirs sont considérés comme venant d’ailleurs, étant de passage ou pas tout à fait Français », ironise-t-il. Aux États-Unis, les recherches sont beaucoup plus avancées. Pourquoi ? « Parce qu’il y a eu, dans les années soixante, une très forte mobilisation de la population pour demander que soit étudiée en profondeur l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation. » Autrement dit, l’évolution des mentalités en France est une condition nécessaire pour pousser l’université à prendre en compte ces pans de notre histoire.
Eric Mesnard, professeur d’histoire et formateur en IUFM, confirme ce point de vue : «Les étudiants connaissent très peu l’histoire de l’esclavage. Mais dans les manuels, la question n’est pas non plus abordée. On montre souvent plus qu’on a aboli l’esclavage plutôt que Napoléon l’a rétabli en 1802. Il faut repenser notre enseignement. Beaucoup de méthodes sont à notre disposition en partant de la représentation et de l’incarnation de cette histoire à l’étude de textes littéraires pour confronter les idées.»
Le sociologue Eric Fassin propose, lui, une approche de la question noire par le biais de la majorité blanche et du concept de « whiteness » (blanchité), établi aux États-Unis. Pour lui, c’est en 2005 que les questions noire et blanche ont émergé simultanément en France. « Il est intéressant de voir de quel point de vue provient la recherche, car il n’est pas indifférent à la manière dont on construit une hypothèse de travail. La question "raciale" pose la question de la construction sociale de la "blanchité", qui est loin d’être une évidence. L’être Blanc est pensable à partir de ce qui ne l’est pas, d’où les interférences entre le racial et le racisme. » Les coopérations entre Noirs, Arabes et Français dans l’entre-deux-guerres constituent un autre aspect abordé par l’historien Benjamin Stora. Lui aussi souligne le peu d’études accordées aux liens entre militants politiques. Existe-t-il une transversalité dans le mouvement de la négritude et les mouvements nord-africains ? Qui étaient ces acteurs et comment se sont-ils rencontrés à Paris ? Pour Stora, intellectuels et militants politiques Noirs et Nord-Africains tentent de se réapproprier les termes stigmatisants utilisés à leur égard pour les transformer en revendications. Ils furent néanmoins peu nombreux à se mobiliser sur la masse de soldats coloniaux et de travailleurs. « Une revendication forte apparaît, celle de la réappropriation identitaire, avec une ligne universelle de la défense de la race nègre mais aussi des organisations syndicales, comme l’union des travailleurs nègres. En 1935, le basculement politique se produit avec un engagement antifasciste et anticolonialiste », explique-t-il. Les expériences politiques, prémices des revendications indépendantistes, sont bien loin de la construction d’une histoire officielle présentée comme un modèle de vivre ensemble. Françoise Vergès, politologue à la London University, rappelle comment la République de la Liberté, Égalité, Fraternité a été « traversée par la ligne de couleur, c’est-à-dire une couleur naturellement associée à la servitude, le blanc par contre était la couleur universelle, neutre et visible ». « En 1848, les affranchis devenus citoyens restaient tout de même des colonisés. Il a fallu attendre 1946 pour que ce statut colonial prenne fin. » Et de conclure : « Les historiens français doivent accepter qu’il existe des Noirs en France car la présence africaine a profondément transformé le monde. Cette présence culturelle et patrimoniale devrait désormais être rendue visible. »
(1) Colloque
sur l’historiographie des Noirs,
salle Maurice-Ravel à Paris.
Ixchel Delaporte