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Portrait et destin croisés - Mamadou Dia- Abdoulaye Wade, héros tragiques: l’un est arrivé trop tôt, l’autre trop tard

par Pathé MBODJE 26 Janvier 2009, 00:30 Contributions

La dernière caution morale du Sénégal s’est éteinte ce dimanche. Après le vénéré Abdou Aziz Sy, en 1997, Mamadou Dia vient d’inspirer à jamais les Sénégalais en partant sur la pointe des pieds, tôt, ce 25 janvier 2009, à un an de son centenaire. En hommage à cet illustre fils du Sénégal, trop tôt venu, nous reprenons cet article paru en 2004.
Ils s’étaient connus en Cour en 1963. Ils se retrouveront devant une autre juridiction d’exception 25 ans plus tard, en 1988. Tour à tour accusé et défenseur, dans un premier temps, prévenu et témoin de moralité dans l’autre. Le premier venait de perdre le pouvoir ; l’autre y songeait déjà depuis dix ans au moins. Par la suite, les rôles se sont inversés : Abdoulaye Wade est devenu président de la République, d’un Etat prospère qui lutte contre la pauvreté; Mamadou Dia est lui l’icône du champ politique sénégalais qu’il observe avec la rupture épistémologique nécessaire, avec l’œil malicieux du Patriarche tour à tour ulcéré, emporté et amusé, mais toujours lucide. Portraits et destins croisés de deux héros tragiques arrivés trop tôt pour l’un et trop tard pour l’autre. Et qui devaient se transmettre le témoin, plutôt que de cheminer ensemble.

Leurs destins se sont croisé par deux fois en Cour, en une génération (1963 et 1988). L’un incarnait le rêve d’un Sénégal réellement indépendant; il le vivra avec fougue, passion et dogmatisme, l’autre le bras armé de ce rêve non encore réalisé. Mamadou Dia régnait sur un pays pauvre qu’il fallait sortir de la misère; Abdoulaye Wade a accédé au pouvoir au moment où les restrictions économiques imposées par Abdou Diouf commençaient à porter leurs fruits. Mais cette opulence ne fut pas bien exploitée au profit des populations: les sévères mesures économiques de Diouf fonderont une demande sociale qui est toujours là, qui a été fatale à l’un comme toujours les ides de mars, et qui gênent considérablement l’autre aujourd’hui: sous le règne de Wade en effet et en moins de quatre ans, l’analyse économique du pays indique que le Sénégal régresse à grands pas et se retrouve à son niveau de 1960 (Le Soleil n° 9268 des 21-22/04/2001), bien que certaines données récentes essaient d’en atténuer l’impact et la perception réelle Esam I (1994-1995) et Esam II (2001-2002, section 1, mars 2004).

C’est le terrain économique qui fonde et explique l’admiration de Abdoulaye Wade pour Mamadou Dia: au procès de 1963, sa plaidoirie a porté plus sur le grand économiste qu’était le président du Conseil à ses yeux que sur la crise politique elle-même (Agence de Presse sénégalaise: "Le président Dia et ses compagnons devant le Tribunal", mai 1963, in "Le Devoir n°s 31 à 33, juillet-septembre 1987). Lui-même semble être plus un révolutionnaire que le libéral bon teint qui s’est retrouvé au pouvoir en 2000: le jeune avocat post-Bandoeng a joué un rôle essentiel auprès des futurs dirigeants du Tiers-Monde qui connaîtront diverses fortunes dans le processus devant mener à l’Indépendance des nations anciennement colonisées. Malheureusement, avec "l’archipellisation" de ces anciens Etats sous l’impulsion des institutions de Bretton Woods (Jean Ziegler : Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent", Fayard, 2002), l’Etat providence de Mamadou Dia et de Abdoulaye Wade (théoricien de la double planification dans les années 50) s’est mué au début des années 80 en Etat gestionnaire ; opportuniste comme en 1974 avec la définition des courants politiques imposée par Senghor, Wade s’est libéralisé aujourd’hui, sans conviction : Wade l’Africaniste, au contraire de Dia le nationaliste, comprend très bien que l’Afrique oubliée depuis la chute du mur de Berlin est plus un terrain en friche de micro-Etats à vendre, sans pouvoir autre que de faire flotter un drapeau aux Nations-Unies. C’est le règne de la privatisation : Chemins de fer, Sonacos, Lonase, La Poste, etc.

Hegel donne une définition d’un concept qui semble s’appliquer à Abdoulaye Wade et à Mamadou Dia. Dans son explication du héros tragique, il avance qu’il est forcément incompris dans un cas (s’il est arrivé trop tôt) ou que sa mission n’a plus d’objet dans l’autre cas (trop tard). Mamadou Dia et Abdoulaye Wade épousent-ils la perception que donne Hegel du héros tragique? Sont-ils des héros tragiques? Il semble que oui : l’adorateur du socialisme autogestionnaire à la Tito (Yougoslavie) ou à la Nyerere (Tanzanie), le collectiviste issu de l’enseignement élémentaire (il était directeur d’école à Khombole quand il s’est lancé en politique) avait feint d’ignorer les théories de Amin et de Cardoso, futur président du Brésil, sur la notion de la dépendance de l’école de l’Amérique du Sud (le centre et la périphérie), théorie matérialisée par le système de reproduction induite des mécanismes de domination et d’alliance des classes dominantes d’hier à celles des nations nouvellement indépendantes ; avec le Père Lebret et le Décret 32, il se heurtait fatalement au Français qui a dirigé le Sénégal indépendant pendant les 20 premières années, Senghor, Immortel comme seuls le sont les Français de souche. Au surplus, une analyse épistémologique de la doxa du Président Dia post-74 fait noter une floraison d’intellectuels fidèles à ses idées, aux projets économiques et sociaux assez cohérents mais, malheureusement, sans prise réelle sur les populations rurales, pourtant objet premier du Premier Mawdo (Oumar Soumaré: "La nébuleuse marxiste au Sénégal", in "Le Devoir, n°s 22 à 24, Novembre-Décembre 1986).

Il le comprendra sans doute dès 1983 quand, "militant sans âge", il testera sa popularité aux élections de cette année; il quittera par la suite le champ politique actif, sa densité morale et sa vie date en faisant plus un guide retiré. 1983 pourrait donc être considérée comme le seul hiatus de sa vie d’homme libre. Hegel en aurait fait son ténor principal dans sa société civique : la "moralität" sociale a besoin d’un leader qui serait un Premer mawdo non politique, au sens premier du vocable: Mamadou Dia remplit aujourd’hui ce rôle moral et stabilisateur du champ politique et social sénégalais.

Au contraire de Dia, Wade a cherché le pouvoir dès le début des années 70 avec la libération de l’ancien Président du Conseil, autre signe de rapprochement dans l’étude du destin des deux hommes: l’émergence de l’un (Wade) est consubstantielle au déclin de l’autre (Dia), dans une logique politique et historique quand l’arrivée de Wade est, entre autres, la condition sine qua non de la libération de Dia. Autrement dit, l’éclat de l’un ne peut se faire que dans le déclin de l’autre, si l’on applique la parabole du tisserand de Amadou Hampathé Ba à Wade et à Dia des années 70. La "longue marche" vers le palais de la République se fera par le feu et le sang lors des "années de braise" (88 à 91, l’expression est de Wade lui-même), avant le fer des agressions.

C’est que Wade a adopté la logique du "crétinisme parlementaire" de Lénine qui consiste à attendre sagement le moment des élections pour entamer des marches et pour demander aux militants d’aller voter. Mamadou Dia est lui loin de la rue publique, développant plus une certaine densité morale que physique : de son exil volontaire au Maroc, après sa libération, à son incursion ambiguë sur le champ politique actif de 83, on retiendra surtout la logique de l’action pensée d’abord sous forme d’idées partagées ou à partager. Pendant ce temps, Wade renforçait son camp politique avec l’appui d’alliés qui l’accompagneront jusqu’au pouvoir, formations qui se révéleront encombrantes par la suite qui le maintiendront constamment sous pression (Ld, Aj, Urd-Fal, etc...). Certaines avaient vécu avec lui les années de braise et ceci explique sans doute cela.

Au total, Wade et Dia n’ont rien de commun ; ils mettront malheureusement trente ans à le savoir, dès janvier 2001 avec le référendum constitutionnel. Les promesses d’une révision de son procès de 63 ne parviendront pas à le dérider. Héros tragiques tous les deux, ils demeureront à jamais incompris pour être arrivé trop tôt, dans un premier temps, trop tard, dans l’autre : autant Dia s’est emmuré dans un dogmatisme avéré en 62 en donnant la primauté au parti sur l’Etat, au point de tout perdre, autant Wade aujourd’hui, devenu sans objet, se faufile entre ses alliés et ses frères sans pour autant donner corps à un rêve entre aperçu avec lui mais qui tarde encore à se réaliser.



Pathé MBODJE
Journaliste, sociologue
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